26 avril 2024

Jour 89 – 2589 km parcourus – 9809 km à parcourir

«J’abandonne»

Le 24 avril dernier, j’étais à une heure de route devant James. La veille, j’avais gravi Stratton Mountain au Vermont, bravant boue et neige pour atteindre le sommet de la tour, et j’avais averti James des conditions. Cette ascension marquait un tournant pour moi, ayant récemment surmonté des troubles de santé qui avaient ébranlé ma motivation. À chaque pas vers le sommet, je sentais mon enthousiasme pour la randonnée se raviver, me redonnant l’impulsion de poursuivre cette vie d’aventures.

Enfin, j’étais arrivée au Vermont, un terrain promettant des défis bien au-delà de ce que j’avais jusqu’alors rencontré sur l’Appalachian Trail, à l’exception peut-être des Great Smoky Mountains. Chaque souffle d’air frais me revigorait, chaque vue me rappelait pourquoi j’avais choisi cette vie de randonnées sans fin.

C’était un jour de congé forcé, la pluie annoncée mettant une pause à mes aventures. Après une grasse matinée méritée, je préparais tranquillement mon petit déjeuner quand mon téléphone a sonné, interrompant le calme matinal. C’était un message du InReach de James : «I quit. Pick up 1618.»

Mon cœur a manqué un battement, la surprise m’immobilisant un instant… mais juste un instant.

Depuis notre tentative ratée sur le Mont Katahdin, je remarquais que James peinait de plus en plus à atteindre ses objectifs quotidiens. Les journées où il avançait de 24 km de peine et de misère, devenaient monnaie courante. Il me confiait souvent à quel point la fatigue le submergeait. Lorsque nous nous retrouvions à la van, ses matins étaient de plus en plus lents, ses gestes pesants comme s’il portait le poids de ses kilomètres sur ses épaules.

Malgré cette lassitude grandissante, il y avait des moments où un petit événement lui redonnait un regain d’énergie. Un déjeuner de crêpes dans un restaurant proche de la trail ou un week-end gourmand à New York suffisaient parfois à raviver son esprit et à lui rappeler les raisons pour lesquelles il avait choisi cette aventure. Ces petites joies, bien que sporadiques, lui offraient un répit nécessaire et lui permettaient de continuer, malgré les doutes et les difficultés.

Ce matin du 24 avril, alors que je savourais mon London Fog, le message de James résonnait en moi. Cette aventure qui nous avait tant animés semblait atteindre un point de rupture. Devant cette réalité, je sentais une décision se profiler à l’horizon, aussi lourde que les nuages qui s’amoncelaient au-dessus de moi.

Le pick up à 1618

La première chose que James a voulu faire, une fois que nous nous sommes retrouvés, c’était d’aller dormir. Épuisé, il s’est effondré presque immédiatement.

Une fois reposé, nous avons eu l’occasion de parler plus profondément de son expérience sur l’Appalachian Trail. James m’a partagé ses sentiments mêlés : entre la fierté des kilomètres parcourus et la lassitude qui s’était insidieusement installée. Il semblait déchiré, tiraillé entre son désir de continuer l’aventure et le besoin impérieux de se reposer.

«Je ne comprends pas. J’ai fait le PCT en 107 jours, avec seulement quatre jours de repos dans des conditions beaucoup plus difficiles.» Ses mots m’ont rappelé notre trek en Nouvelle-Zélande, dans les Richmond Ranges, où j’avais peiné à couvrir 15 km par jour. Je ne me reconnaissais pas. Le terrain difficile, la chaleur, et l’humidité m’avaient affectée, mais ce n’était pas moi. L’image que nous avons de nous-mêmes et de nos capacités joue un rôle crucial, et l’échec à atteindre nos standards personnels peut nous plonger dans une profonde anxiété.

Pour James, se sentir fatigué un jour sur deux le démoralisait profondément. Les jours de basse énergie, la marche devenait un calvaire sans plaisir.

«C’est sûr que je n’y arriverai pas à ce train…», a-t-il conclu, désabusé.

«Mais James, ton corps a besoin de repos», ai-je répondu, tentant de le rassurer.

«Oui, mais je suis déjà en retard à cause de l’ascension manquée de Katahdin.»

Après une journée complète de repos, l’état d’esprit de James avait nettement évolué. La perspective d’abandonner, qui lui semblait presque une échappatoire la veille, ne lui souriait plus. Nous avons exploré toutes sortes de scénarios, de l’abandon pur et simple à la continuation malgré les obstacles.

De mon côté, j’étais convaincue de l’importance de s’écouter, bien au-delà de toute ambition. Le plaisir dans ce que l’on fait est essentiel; sans cela, on fait fausse route. “Qu’est-ce qui ramènerait du plaisir dans l’aventure pour toi?” ai-je demandé à James.

Sans hésiter, il a répondu : “Arrêter l’Appalachian Trail et commencer le prochain long sentier. La perspective de continuer à marcher dans la boue et la neige jusqu’à Katahdin me donne envie de vomir.” Sa réponse était brute, mais elle révélait l’ampleur de son découragement face aux conditions actuelles et son besoin de changer d’air.

Nous avons aussi pris le temps d’explorer mes propres envies. L’Appalachian Trail ne répondait pas pleinement à mon besoin d’aventure et de paysages grandioses. Ce dont je rêvais vraiment, c’était de traverser les Sierra sur le Pacific Crest Trail, une randonnée qui dure environ un mois. Avec tout le retard que nous avions accumulé, je pensais que ce n’était pas réaliste de prévoir backpacker cette section ensemble.

Mais, contre toute attente, James a trouvé que ce serait une excellente idée de le faire ensemble. Il pensait que cela le mettrait seulement en retard de deux semaines sur son planning. “Le vrai problème, c’est de voir le Calendar Year Triple Crown dans son ensemble,” m’a-t-il confié. “C’est stressant de penser à tout ce qu’il reste à faire.”

Grâce à mes compétences de coach, j’ai guidé James à travers une réflexion approfondie sur ses motivations et ses craintes. Ensemble, nous avons exploré l’importance de se concentrer sur le moment présent. Nous avons commencé à envisager nos prochaines étapes non comme des contraintes à notre planification, mais comme des opportunités de vivre pleinement nos passions.

La décision

Après mûre réflexion et de nombreuses discussions, nous avons pris une décision qui a semblé libératrice pour nous deux : nous quittons temporairement l’Appalachian Trail pour y revenir plus tard dans l’année. L’appel de l’Ouest était trop fort pour être ignoré, et les paysages prometteurs du Pacific Crest Trail nous attendent.

James a rapidement organisé son voyage : il va prendre un avion pour rejoindre le point de départ du PCT. De mon côté, je prévois le rejoindre avec notre van une semaine plus tard.

Nous sommes fin prêts à embrasser cette nouvelle phase de notre aventure avec enthousiasme et optimisme.